ETAT DES YEUX | Printemps 2020 | Cadeau de Pâques
dimanche 12 avril 2020
Chantal ROUX 1949- 2016 (c)
Impuissante à se libérer
Pour que fleurisse sa tige,
Ailleurs le laurier monte
Jusqu'au prestige
Armen LUBEN, Sainte Patience, Jour après jour
Odyle est une Amie de longue date, que j'ai connue lorsque j'étais élève infirmière dans un grand Hôpital Psychiatrique départemental. J'ai repris son poste lors de son départ de la ville et j'ai gardé le contact avec elle, ce que je ne faisais pas facilement à l'époque. On rencontre tant de gens lorsqu'on travaille dans un établissement de santé qu'on en a le tournis, mais les amitiés qui s'y forgent ont un caractère inaltérable. Ces compagnonnages aident à supporter les difficultés du métier, le rendent plus humain, plus solidaire. Cette Amie avait supporté la jalousie des autres soignant.e.s car, lorsque je l'ai connue, elle travaillait à la journée et avait tous ses week-ends. La règle étant alors de travailler en 2 fois 8 heures en alternance , commençant tôt le matin ou finissant tard le soir, avec des repos variables selon un cycle préétabli et une relève d'une demi-heure entre les équipes, y compris avec celle de nuit . Au bout du cycle, il y avait trois jours de repos consécutifs et la possibilité d'y accoler des jours de congés en les optimisant le mieux possible. Certains agents étaient passés maîtres en prévisions de planification et cherchaient à obtenir les roulements les plus avantageux dans l'équipe. Des tensions naissaient de cette course aux meilleures places pour diminuer le plus possible le temps de présence en service dans la folie ambiante. A cette époque le nombre des patient.e.s confiné.e.s allait jusqu'à 50 dans des conditions architecturales héritées d'Esquirol , où la promiscuité était génératrice d'inconfort majeur et d'angoisses exacerbées par les pathologies de départ. L'immersion quotidienne dans ces lieux d'enfermement tenait de l'entrée dans la fosse aux serpents ou aux lions, et l'humanisation était une obsession pour les jeunes soignant.e.s livré.e.s à eux-mêmes les trois-quart de leur temps, ou supervisés par des directives médicales plus ou moins convaincantes et intermittentes.Les services les plus difficiles étaient souvent désertés par le corps médical, et redoutés par les personnels subalternes... C'est pourtant là que se trouvaient les clés de compréhension de la nature humaine et de ses besoins fondamentaux. C'est là que le métier rentrait le mieux en même temps que l'humilité et le courage. Mon Amie le savait et c'est pour cela qu'elle avait accepté la mission d'organiser des activités pour des malades extrêmement démunis et perturbés psychiquement, certains sans langage verbal articulé. Une gageure, un défi fou... une utopie sans doute, mais elle y croyait et le prouvait chaque jour en organisant pour les plus régressé.e.s, ce que j'appelais avec un humour un peu douteux, son "école maternelle à perpétuité", et pour les autres, des activités ergothérapiques "occupationnelles"... Son enthousiasme, sa créativité et sa douceur tranchaient avec les attitudes très défaitistes des autres membres de l'équipe, mais elle savait attirer certains d'entre eux pour rallier sa cause humanitaire de proximité. Elle est sans doute l'une des rares professionnelles qui m'ont donné envie de continuer ce métier en allant vers une amélioration des conditions de considération des malades et des personnels.
Aujourd'hui, cette Amie souffre d'une maladie de Parkinson ... Elle fait encore du théâtre et s'investit dans une Association liée à ses préoccupations actuelles, malgré le fait qu' elle se retrouve murée dans ses mouvements, de l'autre côté de la barrière des soins... Parfaitement lucide, elle endure tout avec douleur et désespoir. Elle s'est blessée récemment,à la colonne vertébrale, en tombant. Elle a été hospitalisée en plein confinement... Double peine , pour elle aussi... Je ne sais pas comment la soutenir, car toute conversation au téléphone est impossible, sa voix a disparu ou ne peut être audible... Seule l'écriture qui lui demande un effort surhumain est encore praticable. Elle m'envoie un poème qui me bouleverse. Je le retranscris ici :
Semaine sainte sans office...LundiTraverser le pontChercherRegarder en arrièreRetraverser le pontFaire une lessivePlonger dans l'incertitudeMardiTes yeux n'ont rien ditIl faut traverser le pontQuelle est la couleur de l'eau ?Ou se niche la véritéRetraverser le pontMercrediLa douleur est insupportableIl faut traverser le pontLes masques se fondentEn larmesIl faut retraverser le pontJeudiAccrocher le cadenas des amoursCirer ses chaussuresDire merciA qui à quoi?La vérité qui me la dira?VendrediJour de marchéTraverser le pontChagrinClandestinElle a oséElle n'aurait pas duFaut _ il traverser le pont?SamediAcheter des fleursDu vinTraverser le pontEcrire en bleuLa véritéSe laver les dentsDimanche....Je sauteOdyle Collin